Digital Initiative

Thinking digitization: power in the digital age

Laboratoire critique de l’ère numérique Initiative enquête illimitée Penser la digitalisation: Le Pouvoir à l’âge digital

De nombreux penseurs critiques nous ont légué d’incomparables instruments d’analyse des techniques, des relations savoir-pouvoir, et des formes de gouvernement qui structurent une société. Arendt, Bauman, Deleuze, Foucault, et bien d’autres ont eux-mêmes mis en oeuvre ces outils critiques pour étudier les formes de pouvoir dont ils étaient contemporains.

Avec la digitalisation, nous sommes contemporains du déploiement de nouvelles technologies de savoir-pouvoir et de nouvelles techniques de gouvernement. Elles ne cessent de s’étendre, de coloniser et de transformer tous les secteurs de la vie humaine, et cela partout dans le monde. Elles suscitent les plus grands espoirs en même temps qu’elles engendrent les plus grandes craintes. Elles alimentent les utopies les plus folles qui les rendent aussi bien particulièrement redoutables.
 

Pour les penseurs critiques contemporains, cela représente un défi majeur, à plusieurs titres :

  • un défi concernant l’analyse de ce qui est en train de se passer, « l’ontologie du présent » : que sommes-nous capables d’en dire ? Quel type d’analyse sommes-nous capables d’en faire ?

  • un défi concernant l’usage des catégories critiques : dans quelle mesure l’analyse du processus de digitalisation peut-il permettre de mieux comprendre et d’enrichir cette boite à outils critique ?

  • un défi concernant notre responsabilité : comment se situer par rapport aux processus en cours ? Qu’est-ce qu’une critique du processus de digitalisation qui ne soit pas de l’ordre de la dénonciation?

Et cela d’autant plus que le processus de digitalisation est en cours, qu’il n’a pas trouvé sa forme définitive (si jamais il doit la trouver) et que celle-ci dépendra des luttes dont il sera à la fois le cadre et l’objet. 

Pour relever ces trois défis, nous proposons de lancer une initiative « Penser la digitalisation ». Une « initiative » ? Entendons par là :

  • une proposition pour que ceux qui, partout dans le monde, s’intéressent au processus de digitalisation et utilisent les approches critiques, puissent coordonner leurs travaux et trouver un espace pour échanger entre eux ;

  • une invitation à ce que d’autres trouvent dans la naissance de ce collectif une incitation à engager eux-mêmes des travaux concernant la société digitale.

En d’autres mots, il s’agit d’initier un dispositif collaboratif international qui permette de mener une enquête permanente et illimitée sur le processus de digitalisation, quels que soient les secteurs et les lieux, enquête nécessaire dans son ampleur si l’on veut pouvoir apprécier, au niveau des pratiques et des micro-pouvoirs la nature du processus en cours. Le processus de digitalisation est tellement large, en extension, et tellement profond, en compréhension, que seule un réseau international et pluridisciplinaire suffisamment étendu peut prétendre le saisir correctement.

Il ne s’agit donc pas de créer une instance qui prétendrait énoncer ce qu’il convient de dire sur le processus de digitalisation du point de vue critique.  Il s’agit, à l’inverse, de trouver dans le fait que des chercheurs critiques sont dispersés partout dans le monde une ressource qui permette d’engager l’enquête sur les nouvelles technologies de pouvoir ayant l’ampleur requise.

Par « initiative », nous entendons un appel à ceux qui, d’une part, estiment qu’un travail un peu systématique, urbi et orbi,  d’analyse des relations de pouvoir instaurés par la digitalisation est nécessaire et urgent, et d’autre part se reconnaissent dans le style critique, communiquer et échanger entre eux. La pensée critique ne décrit pas une obédience ou une appartenance, mais un style, une disposition,  une certaine volonté qui peuvent, dans la plus grande ouverture, servir de langage commun. 

De nombreux penseurs critiques se sont déjà mis en marche : Bernard Harcourt en particulier dans son livre pionnier Exposed : Desire and Disobedience in the Digital Age (Harvard University Press, 2015) ; Thomas Berns, Elisabeth Rouvroy et Dominique Deprins travaillent sur la « gouvernementalité algorithmique » ; Yann Moulier-Boutang et la revue Multitudes ont engagés des recherches depuis longtemps ; Toni Negri travaille sur les communs; j’ai moi-même commencé un travail autour de la transformation des techniques et des dispositifs de gestion de risque ;  le blog de Clare O’Farell témoigne que d’autres un peu partout dans le monde se sont mis à la tâche. En lançant cette initiative nous ne voulons donc surtout pas dire que rien n’a été fait, qu’il faudrait tout reprendre à zéro. Tout au contraire, il s’agit plutôt de créer un dispositif d’intensification et d’accélération.

Pratiquement, il s’agirait pour ceux qui le souhaitent d’échanger dans le cadre d’une plateforme collaborative sur Internet, et de se retrouver une fois par an pour une réunion d’échange.

Sans vouloir fixer ni normes, ni limites, les catégories critiques offrent des instruments qui permettent d’analyser le processus de digitalisation dans quatre dimensions :

Epistémologie

  • Qu’est-ce qu’une donnée ?

  • Quelle est la nature des savoirs produits par les technologies des données ?

  • Les technologies des données vont-elles donner naissance à un nouveau paradigme de la connaissance, à une nouvelle épistèmè ?  

  • Que signifie « Code is law » ?

Ces points pourraient être étudiés discipline par discipline : mathématiques, sciences de la nature,  médecine et biologie, économie, sciences humaines, digital humanities et critique littéraire…

Economie politique 

  • Rapports privé-public, société civile-Etat à l’âge de la digitalisation. Assiste-t-on à une privatisation généralisée des rapports de pouvoir et des formes de gouvernement ?

  • Comment la digitalisation transforme-t-elle les relations de pouvoir au sein des institutions : entreprises, administrations, écoles, universités ?

  • Qu’est-ce qu’un « réseau » du point de vue des relations de pouvoir ? Nature des relations de pouvoir mises en œuvre par les « plateformes » ?  Pouvoir et processus collaboratifs.

  • Qu’est-ce qui fait la valeur des données ? Formes d’appropriation entre « communs » et propriété individuelle.

  • Formes de gouvernements privées et publiques. Surveillance, contrôle, marketing, tracking.

  • Rapports du tout et des parties : formes de compostions sociales (omnes et singulatim).  Que devient le pouvoir d’Etat dans le nouveau contexte ? Populations et multitudes. Un nouveau totalitarisme ?  

Ethique

  • Digital et techniques de soi. Les formes de subjectivation

  • Rapport à soi, risque et anticipation. Quel futur à l’âge digital ?  

  • Economie de l’attention et processus cognitifs

  • Tous « amis » ?

  • Que devient le « soi » à l’ère digitale ?

  • Formes de résistance : luttes pour l’autonomie, luttes pour la transparence, hacking, luttes contres les illégalismes, batailles spirituelles

  • Critique du capitalisme ou accomplissement du capitalisme ? Que signifie protection de la « vie privée » ? Comment protéger la vie privée ?

  • Qu’est-ce que l’homme ? Mort de l’homme, post et transhumanisme

Une quatrième dimension devrait/pourrait être consacrée aux jeux de valeurs mobilisés pour mener une telle analyse. La pensée critique nous en propose plusieurs, sachant que la critique des relations de savoir-pouvoir ne se fait pas dans l’utopie de leur disparition : la nécessité d’un « dire vrai » qui révèle les processus de domination, l’attention au « danger » qu’il peuvent représenter et l’impératif de « transformation »,  le soutien aux « intolérances », le projet d’une éthique productive d’un soi esthétiquement valorisable.

Je vous invite donc de vous associer à cette initiative et à notre première rencontre en décembre 2016. 

François Ewald
11 janvier 2016

A Critical Laboratory for the Digital Age Initiative/Unlimited Inquiry: Thinking “Digitalization” or Power in the Digital Age

Numerous critical thinkers have passed down to us incomparable analytical tools to investigate techniques, power-knowledge relations, and forms of government that structure society. Arendt, Bauman, Deleuze, Foucault, and many others, put these critical tools to work in their own writings to study forms of power in their contemporary settings. With the advent of digitization, we are now faced with new techniques of power-knowledge and of government. These techniques are endlessly extending their reach, colonizing and transforming all sectors of human life, in all parts of the world. They give rise to great hopes, just as they also engender great fears. They fuel the wildest utopias and often are transformed into forces that must be reckoned with.

For contemporary critical theorists, these issues present major challenges on several levels: 
first, a challenge concerning the analysis of what is currently happening, an analysis of the “ontology of the present.” From this perspective, we might ask what can be said and how might we analyze it? Second, a challenge concerning the use of critical categories: to what extent can the analysis of the process of digitalization enable us to better understand and enrich our critical toolbox? Third, a challenge concerning our own responsibility: how do we situate ourselves with respect to these ongoing processes?  What might a non-denunciatory critique of the digitalization process look like? These challenges are all the more acute given that the current process of digitalization has not found its definitive form (if it is ever meant to find it) and that this definitive form will depend on struggles in which digitalization will act both as the frame and as the object.

To take on these three challenges, we propose the launch of an initiative “Thinking Digitalization.” An “initiative”? We mean by this:

  • a proposition so that those, all over the world, who are interested in the process of digitalization and who use critical approaches can coordinate their work and find a space of mutual exchange and conversation.
  • an invitation to others to find in the birth of this collective an incentive to engage in further research on digital society.

In other words, we would like to create an international collaborative apparatus that will allow us to conduct a permanent and unlimited inquiry into the process of digitalization, regardless of discipline, profession, time, and place. An unlimited inquiry is necessary, in all its breadth and scope, if we are to appreciate the nature of the process at the level of practices and micro-powers. The process of digitalization is so large, in extension, and so deep, in understanding, that only a sufficiently broad international and multidisciplinary network can claim to grasp it correctly.

It is not about creating an authority that would claim to formulate what one should say about the process of digitalization from a critical point of view. On the contrary, it is about transforming the fact that critical researchers are scattered all over the world into a resource; a resource that, equipped with the requisite breadth of perspective, will make possible this inquiry into new technologies of power.

By “initiative” we mean a call to those who, on the one hand, feel that a minimally systematic effort, urbi et orbi, to analyze the relations of power established by digitalization is both necessary and urgent and, on the other hand, identify with the critical style, to communicate and exchange among themselves. Thinking critically does not imply a mode of obedience or of belonging, but a style, a disposition and a certain will that can, in the greatest openness, serve as a common language.

Many critical thinkers have already begun this work: Bernard Harcourt, in particular in his pioneering book Exposed: Desire and Disobedience in the Digital Age (Harvard University Press, 2015); Thomas Berns, Elisabeth Rouvroy and Dominique Deprins are working on « algorithmic governmentality »; Yann Moulier-Boutang and the journal Multitudes have long been engaged in this type of research; Toni Negri works on the commons; I myself have begun research on the transformation of techniques and apparatuses of risk management; Clare O’Farell’s blog attests to the fact that others around the world have also set themselves to work. By launching this initiative we certainly do not suggest that nothing has been done or that we must start over. On the contrary, our aim is to create an apparatus of intensification and acceleration.

Practically speaking, and for those who wish to take part, it will be a matter of exchanging ideas within the framework of a collaborative online platform, with a conference scheduled once a year to share our findings.

Without seeking to set norms or limits, critical categories provide instruments to analyze the digitalization process along four dimensions:

Epistemological:

  • What is data?
  • What is the nature of the knowledge produced by technologies of data?
  • Will technologies of data give birth to a new paradigm of knowledge, to a new épistèmé?
  • What does the phrase “Code is law” mean?

Political Economy

  • Relations between public and private, civil society and state in the age of digitalization. Are we witnessing a generalized privatization of power relations and forms of government?
  • How is digitalization transforming relations of power within institutions—businesses, administrations, schools, universities?
  • What is a “network” from the perspective of power relations? What is the nature of the relations of power put into place by “platforms”? How can we study power and collaborative processes here?
  • What makes data valuable? What are the forms of appropriation between “commons” and individual property?
  • What are the forms of public and private governments—surveillance, control, marketing, tracking?
  • What are the relationships between the whole and its parts—what forms of social arrangements (omnes et singulatim)? What happens to state power in the new context? What of population and multitudes? A new totalitarianism?

Ethical

  • The digital and techniques of the self: how to explore forms of subjectivation?
  • Relation to self, risk and anticipation: what is the future in a digital age?
  • Should we study economies of attention and cognitive processes?
  • Are we all “friends”?
  • What becomes of the “self” in the digital era?
  • And what about forms of resistance: struggles for autonomy, struggles for transparency, hacking, struggles against “illégalismes,” spiritual battles?
  • What are the different critiques of capitalism or the accomplishments of capitalism? What does it mean to speak of the protection of “privacy”? How can “privacy” be protected?
  • What is the human? Are we facing the death of the human, or the post or trans-human?


A fourth dimension should or could be dedicated to the play of values mobilized to carry out such a project. Critical thinking provides us with several of these, given that the critique of power-knowledge relations is not carried out in the utopia of their disappearance: the necessity of “truth telling,” of a « dire vrai » that reveals the processes of domination, an attention to the “dangers” that these processes can pose and the imperative of “transformation,” the support  of “intolerances,” the project of an ethics productive of a self that may esthetically be put to use.

I invite you to take part in this initiative and in our first meeting in December 2016.

François Ewald
11 January 2016

Translated by Raphaëlle Jean Burns